Guide des responsables “choqués”

“Tirer la sonnette d’alarme”, “exprimer l’inquiétude”, “reporter les chiffres choquants”, etc. à en croire notre gouvernement (et tous les gouvernements qui l’ont précédé pour être honnête), on ne peut pas répondre autrement aux conséquences terribles de ce qu’on adore appeler “la fuite des cerveaux”. J’aime comparer cette attitude quasi-criminellement passive de la part des responsables qui ont toutes les clés en main à ce ridicule “choqué mennek” que le raciste profère dans l’épisode de “Hethoukom” quand on lui dénonce son racisme. Il n’y a pas de quoi être choqués les gars, je vous assure.

J’avais déjà écrit un petit article plus illustré et plus détaillé là-dessus mais je pense qu’il est urgent de revisiter la question puisque la question continue de revenir et le cycle de tirage de la sonnette d’alarme (et rien de plus) par nos gouvernements ne cesse de se reproduire. Et cette fois je vais être moins philosophique et plus concret.

Il n’y a vraiment aucune raison objective pour lister 3 raisons, mais comme c’est mon premier “listicle” je n’ai pas envie de vous ennuyer. Une liste plus complète serait certainement plus longue. J’essaye ici simplement de résumer ce que j’avais décrit en détail dans mon précèdent article sur la question.

1) L’économie nationale n’est pas en manque de compétences qui sont en fuite

Il va de soi que ce ne sont pas nécessairement les meilleurs qui partent, ou ceux qui auraient bénéficié le plus au tissu économique local. Celui qui part n’a souvent aucune raison objective majeure pour rester, et cherche des avantages qui n’existent pas de toute façon chez les employeurs Tunisiens (rémunération, opportunités de développement, etc.). Sinon comment se fait-il qu’on a tellement de jeunes diplômés au chômage? Il faut voir la “fuite des cerveaux” comme solution spontanée à ce problème. C’est structurellement logique aussi, qu’un pays qui produit autant de diplômés ne puisse pas les employer tous surtout avec un tout petit marché de 10-12 millions de résidents. Arrêtons alors de perpétuer ce mythe que l’on est en train de perdre une ressource non-remplaçable à cause de l’immigration qualifiée.

2) Le niveau de vie pour le même boulot est nettement meilleur en Europe

Pour détailler un peu plus l’idée de devoir “lutter beaucoup plus en Tunisie pour atteindre des objectifs plus facilement atteignables ailleurs”, que j’avance à partir de mon expérience personnelle étant “un cerveau qui a fui le pays” moi-même, laissez-moi vous donner deux exemples concrets. Concrets comme: “show me the money”.

Un ingénieur junior, débutant, mais vraiment tout à l’heure sorti de l’université, est payé en Tunisie pas plus que 1000 TND net par mois (et ça c’est pour les chanceux), alors qu’en France ou en Allemagne il est payé au moins 2000€ net par mois. Juste pour comparer, le loyer d’un appart digne pour une famille au voisinage de la technopole d’El-Ghazala coute 500-600 dinars en moyenne, 50% du salaire d’ingénieur débutant en Tunisie , alors qu’un appart en France/Allemage coute 500-600 € par mois en moyenne, 25% du salaire d’ingénieur débutant en France.

Autre exemple: acheter une voiture neuve en Tunisie devient de plus en plus impossible. La voiture neuve la moins chère en Tunisie (selon automobile.tn) est la Chery QQ, qui coute 19990 TND , soit presque 20 salaires mensuels de notre ingénieur débutant en Tunisie. J’ai eu du mal à trouver le prix de cette voiture en France ou en Allemage (je vous assure), et j’ai fini par chercher la voiture neuve la moins chère en France selon autoplus.fr, bon il y a la Twizy électrique, mais voyons les voitures à essence: la Dacia Logan à 7900€ , soit 4 salaires mensuels de notre ingénieur débutant en France.

3) Le “shaming” ne marche pas:

Oui on part chercher la vie plus facile, oui on part chercher plus d’argent, oui on part voyager et vivre comme de petits richards. ET ALORS ? Alors l’alternative c’est soit lutter beaucoup plus pour atteindre ces objectifs en Tunisie ou bien rester, vivre la misère et la fermer alors qu’on pourrait vivre 10 fois mieux en faisant le même boulot ailleurs ? News flash: c’est con. Personne ne te doit rien. Les arguments du genre “restez dans le pays qui a pris soin de vous et développez-le au lieu de chercher votre intérêt financier”, “remboursez le pays qui a pris soin de vous” sont cons pour deux raisons:

  1. Si quelqu’un a bénéficié des services gratuits de l’état, cela ne définit en rien où et comment il doit mener le reste de sa vie: qu’il finisse en prison, employé en Tunisie ou ailleurs n’est pas important dans le fait qu’il mérite ces services simplement par son appartenance au peuple, qui paye pour que tous aient ces services gratuits. Tous les citoyens ont ce droit et n’ont d’obligation en contrepartie que de respecter la loi et payer leurs impôts. Personne ne doit rembourser quoi que ce soit, c’est des droits universels pour tout citoyen, parce que le système politique/social/légal le veut ainsi.

  2. Tout être humain est en plein droit de mettre son propre intérêt avant celui d’autrui tant que c’est légal. Et à ce que je sache, c’est encore légal dans notre pays de vivre là où on veut et de faire ce qu’on veut de sa vie. Si tu veux retenir quelqu’un en Tunisie, offre-lui mieux, c’est le seul moyen logique et productif pour faire face à ce phénomène. Mais qu’un responsable qui se fait payer des milliers de dinars de l’argent du contribuable et se fait conduire quotidiennement en Mercedes depuis sa villa subventionnée vient dire à un jeune qui part de zéro de rester pour l’amour du pays n’est en droit d’espérer que d’être complètement ignoré.

Pour finir une dernière recommandation: ce n’est pas ma responsabilité en tant que citoyen ni celle de quelconque autre citoyen de trouver ou proposer des solutions à ce problème (s’il existe vraiment), c’est la responsabilité de nos élus et fonctionnaires de l’état qui sont payés de l’argent du contribuable pour faire ce travail.

Par conséquent, il est temps mesdames et messieurs les responsables/élus de la fermer avec cette “sonnette d’alarme” et de mériter son salaire.